Sermilik, l'est sauvage Groenlandais
Le Groenland, c’est un territoire vaste comme 4 fois la France mais peuplé de seulement 55000 habitants ce qui en fait le pays le moins densément peuplé au monde, cent fois moins que la Mongolie.
95% de ces habitants se répartissent sur la côte ouest. Les 3000 habitants de la côte est, eux, se répartissent entre quelques villages aux alentours du fjord Sermilik, l’un des principaux pourvoyeurs d’icebergs de la planète. 700km de glacier les séparent du reste des Groenlandais et 800km de mer des islandais. La banquise rend impossible l’accès par bateau 6 mois par an, et seule une ou deux rotation d’avion de quelques dizaines de place par semaine les relie au reste du monde.
C’est là que nous allons !
Jour 1 - Lundi 11 août 2025
Réveil à 3h du matin pour un décollage prévu de Roissy à 7h : autant dire que ça pique. L’avantage, à une heure aussi matinale, c’est qu’il n’y a ni embouteillages pour rejoindre l’aéroport en Uber, ni foule dans les terminaux. J’y retrouve Matthieu et Nadia, encore à moitié endormis, pour une attente somnolente avant l’embarquement. Le programme semble simple : arrivée à 8h30, heure locale, puis tour de la péninsule de Reykjanes avant de rejoindre Reykjavik le soir.
Mais très vite, le voyage prend une autre tournure. L’avion, pourtant atterri à l’heure, voit son départ repoussé de demi-heure en demi-heure : 7h30, 8h30, 9h, 10h… avant l’annonce fatidique de l’annulation. La cause ? Un boîtier défectueux dans le cockpit et, le temps de comprendre l’origine de la panne, un équipage dont le temps de vol réglementaire a expiré.
Après une succession d’informations contradictoires, Icelandair opte finalement pour une autre solution : envoyer un nouvel équipage et la pièce manquante par le prochain vol afin de maintenir le départ. L’horaire est alors reprogrammé à 17h. Résignés, nous passons la journée dans l’atmosphère confinée du petit terminal 2, les yeux rivés sur les écrans d’affichage, dans l’espoir que l’avion finisse par décoller.
Et il décolle, enfin, à 17h précises. L’atterrissage à Reykjavik, à 18h30 heure locale, sous les applaudissements soulagés de passagers sur les nerfs depuis depuis le début de la journée, lance véritablement le début du voyage. Virginie, arrivée plus tôt par un autre vol, a dû batailler pour sauver notre réservation de voiture de location, annulée entre-temps, mais grâce à elle nous pouvons enfin prendre la route et explorer la péninsule tant attendue.
Le temps, fidèle à sa réputation, se montre très islandais: pluie battante et violentes rafales de vent. La péninsule de Reykjanes est une zone volcanique très active: solfatars, coulée de lave, sable noir volcanique, falaise de basalte déchirée ou nichent de nombreux oiseaux et mer déchainée. Un rapide aperçu qui me fait naître une nouvelle envie de retourner en Islande.
Jour 2 - Mardi 12 août 2025
Le temps reste maussade, gris et humide, mais nous profitons de la matinée pour jouer les touristes. Un bateau nous emmène dans la baie de Reykjavik, où nous apercevons macareux et dauphins, et, au loin, une ou deux baleines de Minke. Certains diront avoir aperçu, de loin, une queue de baleine à bosse ; moi, je n’ai rien vu.
Nous faisons connaissance avec le reste du groupe : Sadia, Sébastien, Christophe et Jean-Christophe. Puis nous nous dirigeons vers l’aéroport de Reykjavik, pour embarquer dans un avion à hélice de vingt-neuf places. Deux heures de vol bruyant et étroit nous séparent de Kulusuk, que nous atteignons sous un ciel gris en train de se dégager.
L’aéroport international de Kulusuk se trouve sur l’île du même nom, un petit village inuit d’une centaine de pêcheurs. Construit par les Américains pendant la guerre froide, il reste aujourd’hui le seul point d’entrée aérien vers l’Est du Groenland. De là, aucune route ne mène ailleurs : seuls bateaux et hélicoptères permettent de rejoindre les villages voisins.
L’été, deux à trois vols par semaine relient Kulusuk à Reykjavik et Nuuk, la capitale groenlandaise, séparée par 800 kilomètres de calotte polaire, l’Inlandsis. En hiver, lorsque la banquise enferme toute la côte, l’avion devient le seul lien avec le reste du monde.
Nous arrivons sur ce que l’on pourrait à peine appeler un aéroport : une simple piste et un bungalow. Clément, notre guide, et Brent, le manager de l’aéroport, nous accueillent à la sortie de l’avion. Direction le village pour notre première nuit, qui se fera “en dur” dans une maison locale. À l’étage, une seule pièce recouverte de matelas collés les uns aux autres nous sert de dortoir. Il y a de l’eau courante et de l’électricité, mais ni douche ni toilettes intérieures.
Depuis la butte où la maison s’élève, au milieu d’un petit cimetière, le fjord s’étend devant nous. Les icebergs scintillent dans la lumière déclinante du soleil, et le souffle d’une baleine perce la surface. Le silence est ponctué par les hurlements des meutes de chiens disséminés dans le village.
Jour 3 - Mercredi 13 août 2025
Le soleil réapparaît au matin sur l’autre rive du fjord, illuminant les montagnes alentour. Réveillé parmi les premiers, comme souvent, je pars prendre quelques photos tandis que plusieurs chiots décident de m’accompagner à travers le village. Lorsque tout le monde est prêt, c’est l’heure du départ.
Nous partons rejoindre l’embarcadère où Clément avait déjà déposé notre matériel la veille et trouver les deux bateaux sur lesquels nous allons embarquer. Nous rencontrons Daniel, un jeune Inuit de Tasiilaq venu se former au métier de guide et qui se joint à nous pour le reste de l’expédition.
À pleine vitesse, nous remontons le fjord d’Angmagssalik, puis celui d’Ikasagtivaq, entourés de langues glaciaires plongeant dans l’eau et de sommets élancés dépassant les mille mètres d’altitude. Après deux heures de navigation, les moteurs s’éteignent et le silence retombe. Nous posons pied à terre et montons le camp 1 au fond du fjord.
Nous sommes en territoire de l’ours polaire. Les règles sont strictes : ne jamais s’éloigner seul, toujours avoir quelqu’un en surveillance, tenir la nourriture à l’écart du camp et organiser un système de tours de garde. Clément garde son fusil à portée de main, rappel discret que nous ne sommes ici que de passage.
Une fois le camp monté, nous partons pour une première randonnée sur la ligne de crête à l’ouest. Arrivés là-haut, la vue sur le fjord Sermilik, saturé d’icebergs, s’offre à nous pour la première fois. C’est un spectacle fascinant, qui nous accompagnera tout au long du voyage et dont nous ne nous lasserons jamais. Ici, pas d’arbres : la végétation se limite à une mince couche de toundra rase éclatante de couleurs, notamment grâce à l’épilobe et à ses magnifiques teintes violette.
Au retour, le soleil brille toujours, et nous en profitons pour aller nous baigner. L’eau est glaciale, mais qu’importe : l’expérience est unique.
Ma garde tombe à l’aube, entre six et sept heures. Pas d’ours, pas de nuit, seulement le calme et le soleil qui se lève derrière la montagne, illuminant les tentes. On a connu pire.
Jour 4 - Jeudi 14 août 2025
Aujourd’hui, nous partons gravir le petit sommet qui se dresse face à nous, à l’est. Pour y parvenir, il faut d’abord traverser la rivière. Ici, il n’y a pas de sentiers, encore moins de ponts : il faut donc traverser à gué, en cherchant l’endroit le plus large, là où le courant et la profondeur sont les plus faibles. Nous retirons nos chaussures pour enfiler crocs ou sandales. L’eau est glaciale et, par endroits, nous remonte jusqu’aux genoux. Il faut parcourir presque 50 m avant de se rechausser et d’attaquer la montée.
Le dénivelé n’est pas très important (500 m), mais la progression est difficile : il faut trouver son chemin dans un pierrier instable tout le long de l’ascension.
L’arrivée au sommet, après 3h de montée, coïncide avec l’arrivée des nuages. L’ambiance devient noire et blanche, à la fois envoûtante et glaciale. Mais la vue est à couper le souffle : nous voyons l’Ikasagtivaq rejoindre le Sermilik au sud, tandis que des glaciers culminant à plus de 1500 m nous entourent de tous côtés.
La descente se fait sous une pluie battante. Et les pierriers, détrempés, deviennent techniques et glissants ! Après quelques chutes, nous retraversons le gué avant d’aller nous réfugier sous la tente mess pour tenter de nous sécher… sauf pour celui qui doit monter la garde. Autant dire que nous n’irons pas nous baigner ce soir ! La température tombe sous 0 °C, et nous voyons même quelques flocons tomber autour de nous.
La pluie continue toute la nuit, rendant le réveil à 2h du matin pour la garde particulièrement difficile. Il ne fait pas entièrement nuit (nous sommes à 66° de latitude, mi-août), mais la pluie retire toute visibilité. Malgré ma lampe torche, si un ours approchait, je ne le verrais sans doute qu’au dernier moment. Avec un peu de chance, il se contenterait de voir que le camp est gardé et passerait son chemin. Finalement, la garde passe vite. Malgré la pluie, il y a quelque chose de terriblement apaisant dans le fait d’être seul, au milieu d’un silence absolu, dans ces paysages grandioses. De quoi méditer profondément.
Jour 5 - Vendredi 15 août 2025
La pluie s’éteint au petit matin, chassée par un vent vif qui balaie les derniers nuages. Nous démontons le camp encore humide et laissons tout notre matériel, ainsi que les provisions, sur la rive du fjord. Un bateau viendra les récupérer pour les déposer au camp 2, que nous atteindrons à pied dans la journée.
À mesure que nous progressons, le ciel s’ouvre, dévoilant peu à peu trois glaciers à l’est. Ils nous accompagneront du regard tout au long de notre marche. Nous traversons d’abord un delta aux teintes bleu-vert presque irréelles, puis un étrange champ de bumpers, ces mottes de tourbe qui donnent l’impression de rebondir à chaque pas, avant de rejoindre la rive d’un lac que nous suivons le reste de la journée.
Après plus de huit heures de marche, nos pas nous mènent enfin à la presqu’île de Sapulik. Sa silhouette évoque la courbe d’une queue de baleine s’enfonçant dans les eaux glaciales du Sermilik. Les icebergs y sont légion, dessinant un paysage glacé et irréel. Nous retrouvons le matériel déposé par le bateau et installons notre deuxième campement.
À peine installés, trois jeunes renards polaires s’approchent, intrigués par nos caisses de nourriture. Timides, ils ne s’aventurent pas à moins d’une dizaine de mètres, se contentant de nous observer, furtifs et curieux, avant de disparaître dans la toundra.
Mon tour de garde commence à 23 h 30. Il pleut fort, il fait froid, et l’obscurité s’installe de plus en plus tôt. Contrairement au premier camp, ici les bruits sont nombreux : les icebergs craquent tout autour, tandis que les renardeaux s’activent, tournant autour des caisses de nourriture et faisant des allers-retours devant moi. Alors que je tente de les repérer à la lampe torche, j’aperçois soudain un signal lumineux qui me répond depuis le nord. Pourtant, il n’y a rien, normalement, au nord… Je réessaie un coup de lampe et une nouvelle réponse me parvient. Dommage que je ne connaisse pas le morse : j’aurais pu entamer une conversation… Ou commencer à me dire que c’est le scénario parfait pour un film d’horreur.
Jour 6 - Samedi 16 août 2025
Au matin, le mystère de la nuit précédente s’éclaircit : il y a une cabane à 10 km au nord, construite par le fils de Paul-Émile Victor. Elle n’est pas en bon état, mais sert de temps en temps de camp. Il y a sûrement un groupe installé là-bas, dont le veilleur a dû être tout aussi étonné que moi de voir de la lumière au loin.
La brume recouvre tout et devrait se lever vers midi. Nous partons gravir un sommet qui domine la baie. Il nous faut trois heures d’ascension pour l’atteindre. Sur le chemin, nous croisons une famille de lagopèdes : la mère et tous ses petits. Quel drôle d’oiseau, qui préfère marcher plutôt que voler…
Au sommet, la vue sur le Sermilik est incroyable. Des icebergs à perte de vue. En face de nous, l’Inlandsis, la calotte glaciaire qui recouvre 80 % du Groenland, toute blanche et lisse, se confond avec le ciel. On pourrait rester des heures là-haut, devant ce spectacle grandiose, et à nos pieds, la queue de baleine qui abrite nos tentes.
La descente est bien plus rapide. Arrivés au camp, alors que le soleil brille haut dans le ciel, c’est le moment idéal pour aller se baigner au milieu des icebergs. Et lorsque le coucher de soleil approche, c’est le retour des renards qui, cette fois-ci, bien moins timides, viennent explorer le camp jusqu’à nous.
Puis le soleil se couche à l’horizon, éclairant le fjord de ses lumières jaunes, puis orangées et enfin rouges. Les mots sont vains pour décrire la beauté de ce spectacle. Les photos parlent d'elles même.
Jour 7 - Dimanche 17 août 2025
Dès le matin, le soleil illumine le fjord. Cette météo ne nous quittera plus pour le reste du séjour. Aujourd’hui, direction la fameuse cabane au nord, avec pour commencer un nouveau passage à gué. Il est moins large que le précédent, mais un peu plus profond et avec un courant plus conséquent. Pendant que Clément réfléchit au meilleur endroit pour le traverser, une partie du groupe décide que « non mais c’est bon, c’est easy, y a juste à passer là ». Conclusion de l’histoire: une sandale en moins pour Sébastien, et pour Matthieu une belle chute, une jambe écorchée et la mort d’un téléphone.
Nous rejoignons la cabane pour midi, en croisant juste à côté, effectivement, un camp de cinq tentes. D’ici, la vue est extraordinaire, et le temps dégagé nous permet de voir les montagnes de Charcot au nord et de deviner les glaciers au fond du fjord. Si le Sermilik est aussi riche en icebergs, c’est justement grâce à la présence de ces trois glaciers aux noms vikings. Il y a quelques années, la navigation avait même été bloquée pendant une année entière dans le fjord à cause d’un iceberg de la taille de Manhattan.
Après une bonne pause, voire une petite sieste au soleil, et une session de vol de drones au-dessus des icebergs, nous reprenons le chemin du retour pour arriver au camp en fin de journée. Nous avons trouvé du bois flotté sur le chemin, probablement venu de Sibérie et amené ici par les courants. Ce soir, nous ferons un feu en regardant de nouveau le soleil couchant.
Et pour notre dernière soirée dans ce camp, les trois renardeaux viennent ensemble passer la soirée avec nous. Ils n’ont vraiment peur de rien. La lune se lève, tandis que le coucher de soleil reflète ses couleurs jaunes, oranges puis rouges sur les icebergs et la mer. Un instant d’éternité…
Jour 8 - Lundi 18 août 2025
Un épais voile de brume a recouvert le campement et le Sermilik au lever du jour, effaçant toute perspective et plongeant l’atmosphère dans une irréalité troublante. Aujourd’hui, nous quittons ce deuxième camp. Nous devions rejoindre le fjord Johan Petersen pour trois jours, mais il demeure prisonnier des glaces : impossible d’y pénétrer en bateau. Il nous faut donc revoir nos plans.
Le rangement du camp se fait rapidement, juste avant l’arrivée de nos deux bateaux. Accoster entre les icebergs et la frêle plage n’est pas une mince affaire, et nous devons charger nos affaires les pieds dans l’eau glaciale, cernés de glaciers et d’icebergs. Puis cap sur Tiniteqilaaq. Nos pilotes s’amusent comme des enfants, moteurs rugissants, à slalomer entre les icebergs pendant une heure entière, avant de mettre le cap sur le petit village de quatre-vingts habitants, où les maisons colorées se dressent sur le rivage face au Sermilik.
Ici, il n’y a pas d’eau courante dans les maisons. Au centre du village, deux douches sont accessibles aux habitants, dont nous pouvons profiter. Après presque une semaine sans, c’est un vrai bonheur. Peu à peu, la brume se déchire et laisse apparaître le Sermilik, puis, derrière lui, l’immense Inlandsis du Groenland. Vers l’ouest, le prochain village n’est qu’à… huit cents kilomètres. Nous déjeunons sur les hauteurs, face à ce désert de glace et d’horizon, avant de reprendre la mer pour atteindre une petite baie plus au sud, où nous installerons notre troisième et dernier camp.
À peine les premières tentes montées, un nouveau renard polaire vient nous rendre visite. Ils ne sont vraiment pas farouches… ou alors sacrément affamés. Le soleil se couche sur le fjord, diffusant sa lumière sur tous les icebergs. C’est, encore et toujours, un spectacle fascinant.
Cette nuit, ma garde est entre 5 h et 6 h. A priori, pas le créneau le plus enviable. Sauf que c’est à ce moment-là que le renard a choisi de revenir allant jusqu’à mes pieds, comme s’il voulait guetter l’ours avec moi.
Jour 9 - Mardi 19 août 2025
Un coup d’œil sur la carte topographique révèle une étrange absence : ici, les sommets n’ont pas de noms. Le vide s’impose, comme si presque personne ne passait par ces hauteurs. Aujourd’hui, notre objectif est de rejoindre un glacier à l’est. Aucun chemin n’existe ; il nous faudra tracer notre voie, et voir jusqu’où il est possible d’aller.
La chaleur surprend. Le soir et la nuit, le thermomètre descend entre 0 et 5 degrés, mais en plein soleil, comme aujourd’hui, il grimpe facilement jusqu’à 15, parfois plus. Presque trop pour avaler les 700 mètres de dénivelé dans les rochers… mais on ne va pas s’en plaindre.
Après plus de trois heures de montée, un promontoire s’ouvre enfin sur le glacier, immense, qui s’étend devant nous. Impossible pourtant de s’en approcher davantage. Peu importe : l’endroit est parfait pour déjeuner. D’ici, la vue sur le fjord laisse apparaître l’Inlandsis, déroulé sur tout l’horizon ouest. On pourrait le confondre avec des nuages, ou une nappe de brume. Entre les icebergs, au loin, une baleine surgit. On la reconnaît à son souffle puissant, à la trace qu’elle laisse dans une mer d’ordinaire si calme.
Au moment de redescendre, nous apercevons, sur un névé, une trace encore fraîche d’ours, rappelant que, même si nous ne le voyons pas, il est bel et bien présent sur ce territoire.
Au camp, en fin d’après-midi, la routine s’installe. Un bain dans l’eau toujours glaciale, la visite discrète des renards, puis le soleil qui s’abandonne derrière le Sermilik, colorant le ciel de teintes orangées se mêlant à la brume qui descend au fond du fjord.
La vraie surprise survient plus tard, à deux heures du matin, lorsque je sors pour ma garde. La nuit n’est jamais tout à fait noire, et déjà, au-dessus de la tente, des lueurs vertes s’animent, dansent, ondulent. Qui a dit que l’on ne pouvait pas voir d’aurores boréales en été ?
Jour 10 - Mercredi 20 août 2025
Depuis deux jours, Daniel et Clément n’ont qu’une idée en tête : trouver un pêcheur qui accepterait de nous emmener au milieu du fjord, à la rencontre des baleines. Du haut d’un rocher, là où l’on capte enfin un peu de réseau, Daniel tente un à un tous ses contacts de Tiniteqilaaq. Mais c’est la pleine saison de la pêche, et chacun est déjà en mer. Enfin, à sa dernière tentative, il parvient à trouver celui que l’on nous décrit comme le meilleur chasseur du village. Il nous rejoint vers dix heures. On raconte qu’il possède une ouïe extraordinaire. À voir…
Le ciel est limpide lorsque nous prenons place dans sa frêle barque à moteur, serrés entre les harpons et les piques encore marquées de sang. Pendant deux heures, nous sillonnons le Sermilik, glissant entre des icebergs immenses aux reflets d’un bleu profond. Certains craquent et s’effondrent devant nous. Le paysage a quelque chose d’irréel, suspendu hors du temps. Mais de baleines, aucune trace. Notre pêcheur, visiblement déçu, refuse pourtant d’abandonner. Alors nous patientons, dérivant d’un côté puis de l’autre. C’est splendide, mais l’attente se fait longue.
Puis soudain, il nous dit avoir entendu un souffle. Nous restons sceptiques. Il coupe le moteur, s’approche doucement d’un iceberg et attend. C’est alors qu’une baleine à bosse surgit à la surface, expulse son souffle, puis disparaît à nouveau. Pendant plus d’une heure, nous la suivons, fascinés. À chaque fois, notre guide devine l’endroit exact où elle réapparaîtra : elle jaillit, souffle, ondule, forme sa bosse et s’enfonce dans les profondeurs, laissant briller un instant la large courbe de sa queue. Et le cycle recommence, encore et encore…
Lorsque nous regagnons la terre ferme, quatre heures se sont écoulées sans que nous en ayons conscience. Après un tel spectacle, nous n’avons plus l’esprit à repartir sur une randonnée technique. Nous optons pour une dernière marche, plus chill, le long d’une crête qui surplombe le fjord. Et le soir venu, une dernière fois, ce coucher de soleil incroyable sur le Sermilik…
Jour 11 - Jeudi 21 août 2025
La brume commence à recouvrir le camp durant la dernière garde de nuit, tandis que le vent se lève. Il n’y aura pas eu d’ours, et c’est plutôt une bonne chose. Désormais, l’obscurité recouvre une grande partie de la nuit, rendant toute vision lointaine impossible. Rien à voir avec le Spitzberg, il y a trois ans.
Alors que nous rangeons le camp et attendons notre bateau pour le retour à la civilisation, nous apercevons un ballet de baleines se nourrissant dans le fjord, entre les icebergs, tandis que la brume se lève, chassée par le soleil qui illumine les montagnes environnantes.
C’est un peu triste que nous quittons ce troisième camp, qui n’était pourtant pas prévu. Nous devions initialement l’installer dans le fjord Johan Petersen, mais la glace, encore dense à la sortie de l’hiver, en bloquait l’accès. Contre toute attente, le vent de la nuit dernière a balayé les icebergs, libérant le passage. Profitant de cette ouverture, Sivert, notre pilote, nous propose une excursion vers le fond du fjord pour approcher les glaciers. Une heure de navigation plus tard, nous nous trouvons au pied de l’inlandsis, devant d’immenses murailles de glace qui descendent devant nous.
Poursuivant vers le sud, nous faisons halte dans le village abandonné d’Iqatek. Depuis les années 1990, les habitants ont quitté le village. Une dizaine de bâtisses fantômes subsistent, figées dans le temps. En partant, ils ont tout laissé derrière eux : les livres d’école sont encore posés dans la petite salle de l’église qui faisait office de classe, et les maisons recèlent leurs affaires d’autrefois.
Nous repartons ensuite en disant au revoir au Sermilik que nous quittons pour rejoindre la mer d’Irminger. Après une heure de navigation un peu plus houleuse, nous arrivons enfin à Tasiilaq, la seule véritable ville de la côte est du Groenland : un peu plus de 2000 habitants, deux supermarchés, un bar, une prison, un magasin de souvenirs, une école et même un collège. Cette nuit, nous dormons en dur, et grand luxe, avec des douches et des toilettes.
Mais d’abord, le bar !
Jour 12 - Vendredi 22 août 2025
C’est notre dernière journée avant de quitter le Groenland demain. Nous en profitons pour faire des lessives, savourer une nuit complète sans garde et se balader dans les rues de la ville. Après dix jours de promiscuité imposée par la menace constante de l’ours, toujours groupés autour de Clément, notre guide, et de son fusil, je redécouvre le plaisir de me retrouver seul.
Le tour de la ville est vite fait. Beaucoup d’enfants y grandissent, mais ils ne peuvent étudier que jusqu’au collège. Pour continuer, il leur faut partir : à Nuuk, la capitale, séparée de Tasiilaq par 800 kilomètres de calotte polaire, ou bien à Copenhague. Peu d’entre eux reviennent après avoir goûté aux attraits de la vie moderne et urbaine. Ici, la pêche et la chasse demeurent les piliers de l’existence.
Nous visitons le petit musée installé dans l’ancienne église, faisons un dernier détour par le bar, puis partageons un ultime repas et une dernière soirée tous ensemble. Demain, un hélicoptère, deux avions… et nous serons au Danemark. Du moins, c’est ce que nous pensions…
Jour 13 - Samedi 23 août 2025
Le plan de vol pour la journée était simple : à 9 h, un hélicoptère devait nous mener à Kulusuk. Ensuite, à 11 h, l’avion en provenance de Nuuk devait se poser, et nous repartirions en direction de la capitale groenlandaise pour prendre un vol vers Copenhague à 14 h et arriver là-bas vers 20 h. Simple. Sauf que de fortes rafales de vent étaient annoncées dans l’après-midi.
Et de toute façon, l’hélico n’a jamais décollé. Nous étions pourtant bien installés à bord, moteur allumé, pales en rotation, quand le pilote a décidé de tout arrêter. Problème hydraulique : nous devons redescendre. Il n’y aura plus de vol avant de nombreux jours. Finalement, nous prenons un bateau jusqu’à Kulusuk, profitant du fait que la mer n’était pas encore déchaînée, et arrivons pile à l’heure à l’aéroport… juste pour voir l’avion en provenance de Nuuk faire demi-tour à cause du vent.
C’est alors que Brent, le manager de l’aéroport que nous avions rencontré à notre arrivée, entre en scène. Visiblement, il a l’habitude. Il organise le rapatriement des 29 passagers à Tasiilaq avec le bateau qui nous avait amenés ici, puisqu’il n’y a pas d’hébergement à Kulusuk. Le bateau fait plusieurs rotations, mais lorsque vient notre tour, la mer trop agitée rend toute navigation impossible. Brent nous conduit au village pour chercher une maison disponible, mais sans succès. Finalement, il nous emmène chez lui et installe des lits de camp dans une pièce qu’il était en train de repeindre. Selon la météo, un avion viendra peut-être lundi. En attendant, proches de l’aéroport, nous avons accès au Wi-Fi. Heureusement parceque le temps risque d’être long…
Jour 14 à 16 - Dimanche 24 au mercredi 27 août 2025
Nous sommes restés deux jours à Kulusuk, confinés par les bourrasques de vent et la présence de l’ours, osant à peine nous éloigner. Lorsque l’avion est enfin annoncé lundi, nous scrutons son trajet sur FlightRadar. Désormais, nous savons : tant qu’il n’a pas touché le sol, rien n’est jamais certain.
Imaqa en inuit signifie « Inch’Allah ». Ici, on surnomme Air Greenland « Imaqa Airlines ». C’est dire… Mais cette fois, c’est la bonne. L’avion se pose, et bientôt nous décollons pour Nuuk. Le vol est magnifique : le ciel dégagé révèle les glaciers, les fjords, l’inlandsis à perte de vue. C’est mon troisième survol de cette immense calotte de glace, et je ne m’en lasse pas. Comme nous atterrissons tard à Nuuk, nous devons y passer la nuit avant de reprendre la route de Copenhague.
Mais à Nuuk, 19 000 habitants, mauvaise surprise: il ne reste aucune chambre d'hôtel disponible. La compagnie, qui nous prend en charge suite aux retards, ne peut nous proposer que des lits de camp dans un centre aéré pour enfants. Au point où nous en sommes, cela fera l’affaire. Au moins, il y a des trampolines et un baby-foot.
Mardi, nos nerfs sont encore mis à l’épreuve : l’avion de Copenhague tourne au-dessus de nous, incapable d’atterrir. Au Groenland, pas d’atterrissage aux instruments : tout se fait à vue. Après une heure à dessiner des cercles dans le ciel, il finit enfin par se poser. Soulagement. Nous décollons, quittons le Groenland, passons une brève nuit à Copenhague et retrouvons enfin la France mercredi matin avec trois jours de retard.
Nous avons eu de la chance. Nous apprendrons plus tard que notre vol Nuuk-Copenhague a été le dernier à quitter l’aéroport. Pour cause de problèmes de formation du personnel, les vols internationaux ont été annulés pendant les quatre ou cinq jours suivants. Imaqa !